Voici un article très intéressant (comme toujours) paru sur le blog de Guillaume Erard. Guillaume explique ici les  origines du terme budo et la différence qu’il y a entre, budo ancien et moderne, ainsi que la place qu’il occupe aujourd’hui en tant que système éducatif. Bonne lecture !

Le mot budo est omniprésent dans la culture populaire et on peut dire, aux côtés des mots sushi, karaoké, bonsai et manga, qu’il figure parmi les mieux exportés de l’archipel. Il est cependant l’un des plus mal compris, en particulier par les budoka eux-mêmes. Je voudrais expliquer l’origine de ce terme, en décrire les contradictions intrinsèques, et à défaut de les résoudre, montrer des pistes pour apprendre à les embrasser. Ayant pratiqué l’aikido et les arts martiaux japonais pendant presque toute ma vie, j’ai souvent eu à expliquer ce que notre discipline était ; en particulier, ce qui la rendait différente des autres arts que l’on regroupe sous le terme budo, dont le judo, le karatédo, le kendo, etc. Petit à petit, j’ai commencé à réaliser qu’une façon plus productive de faire les choses était vraisemblablement d’expliquer ce que tous ces budo ont en commun, plutôt que de souligner leurs différences.

Les origines du terme budo

Le mot budo est composé de deux kanji, bu (武) et do (道). Bu veut dire martial ou guerre [lire une explication détaillée du terme bu ici] , et do/michi veut dire chemin ou voie. Si l’on retourne aux origines du mot do, on peut discerner un sens plus précis et pertinent. En chinois le caractère 道 (prononcé « tao ») est beaucoup moins tangible, il ne signifie pas que « chemin », il exprime une vision globale du monde et une idée d’unité. Les Japonais ont adapté le mot do dans un but plus pratique, et quand il est utilisé comme suffixe à une activité, et pas forcément une activité martiale (voir le chado 茶道), do exprime un ensemble fini de connaissances, un (long) processus de perfectionnement dans une discipline. Dans son sens large, le budo est une voie de développement personnel via l’étude de traditions et techniques prenant leur origine dans les arts de guerre des samourai. Il faut d’ailleurs noter que les koryu (古流, école ancienne) dont sont issus les budo, n’avaient pas non plus comme vocation primaire d’être des systèmes de formation à la guerre, et que c’était déjà des méthodes à but largement éducatif.

Ce que l’on entend par budo « moderne »

L’origine de l’emploi du terme budo est incertaine mais il a souvent été utilisé de façon interchangeable avec le terme bujutsu (武術, techniques guerrières). Dans le cadre de cet article, je ne pense pas qu’il faille trop s’attarder sur la différence, et il convient surtout de distinguer ce que l’on appelle kobudo (古武道, budo ancien) et gendai budo (現代武道, budo moderne). Lorsque l’on parle de budo aujourd’hui dans la plupart des dojo, on parle souvent de gendai budo, qui désigne certaines disciplines créées après la restauration Meiji (明治維新, 1868) dont l’aikido (合気道), le karatédo (空手道), le judo (柔道), le kyudo (弓道), le kendo (剣道), l’iaido (居合道), etc.

Ce qui lie les deux termes est le fait que les gendai budo sont des formes qui ont été créées à partir de versions modifiées des techniques de combat plus anciennes des kobudo, en général dans le but d’en faire des moyens d’éducation. Effectivement, l’un des points communs majeurs entre toutes ces disciplines de gendai budo, est qu’elles ont été formalisées pour être introduites au sein du système éducatif japonais. C’est Kano Jigoro (嘉納 治五郎, 1860 – 1938), qui le premier a entrepris des travaux de modifications des techniques anciennes de koryu jujutsu (古流柔術), principalement celles du Tenjin Shin’yo-ryu (天神真楊流), pour les simplifier et les rendre moins dangereuses. Une des raisons principales pour laquelle il a fait cela est qu’il cherchait à faire approuver son judo Kodokan (講道館柔道) par le gouvernement japonais afin qu’il soit enseigné en milieu scolaire. Après de multiples tentatives, et de multiples changements techniques à la demande des officiels, il aboutit finalement en 1882 à rendre sa discipline apte. Il est important aussi de préciser ici que le but n’était pas du tout de se servir de techniques martiales dans un sens pratique, mais dans un contexte de l’époque du « tout occidental », de pouvoir conserver un peu de culture japonaise au sein d’un système éducatif. Ici, on parle surtout d’identité nationale en quelque sorte.

La plupart des gendai budo que l’on connaît aujourd’hui ont emboîté le pas au judo à diverses périodes. Ueshiba Morihei (植芝 盛平, 1883 – 1969) a lui-même choisi quelques techniques issues du cursus de Daito-ryu aiki-jujutsu(大東流合気柔術) [lire ici un article sur le curriculum du Daito-ryu] pour créer son aikido. Le nom fut reconnu officiellement en 1942 par le Dai Nippon Butokukai (大日本武徳会), l’organisme étatique qui gérait l’enseignement des arts martiaux dans les écoles avant la Seconde Guerre Mondiale.

Alexander Bennett sur l’origine des budo modernes

Alors certes, l’introduction des budo dans les écoles a rapidement été instrumentalisée pour inculquer des valeurs militaristes allant dans le sens de la politique expansionniste du Japon au début du 20e siècle. C’est d’ailleurs à cette période que l’on a inventé (ou plutôt redécouvert) le terme de bushido (武士道) et que l’on s’est amplement servi, via l’image romancée des samourai d’antan, pour encourager un nationalisme fervent. Cependant, les techniques elles-mêmes n’avaient pas vocation à servir au combat, et l’on voulait surtout développer chez les jeunes des traits de personnalité compatibles avec l’effort de guerre. C’est d’ailleurs pour cela que les grades dan (段, rang, étape) ont été modelés sur les grades militaires, et que le côté hiérarchique et formel des dojo de gendai budo est beaucoup plus poussé que dans beaucoup de dojos de kobudo.

Après la capitulation du Japon, les budo ont été une fois de plus modifiés. Pour les plus anciens comme le judoet le kendo, on est reparti sur des bases datant d’avant leur déformation par la propagande d’état, et pour les plus récents, comme l’aikido, on les a reformulés pour en faire des entités politiquement acceptables, pour l’occupant américain bien sûr, mais aussi pour les japonais eux-mêmes, car beaucoup ne voulaient plus entendre parler de techniques de combat suite à la défaite. De ce fait, on a encore amoindri le peu de côté guerrier qui restait et renforcé encore un peu plus leur finalité comme voies de développement personnel et d’harmonisation avec les autres, et l’univers. Certains arts comme l’aikido ayant été formulés en plein milieu de la guerre, certains de ces aspects moraux ont encore plus été mis en avant. Pour l’aikido, cela fit suite à l’évolution progressive de la vision du fondateur durant le conflit, passant d’un nationalisme assez prononcé à un désir d’harmonie entre les peuples, facilitant de fait leur acceptabilité par la société. Le concept de bushido, lui, avait encore de beaux jours devant lui tant il servit à motiver les « corporate samurai » pour qu’ils se tuent littéralement à la tâche afin de reconstruire le pays.

Les faits historiques montrent clairement que les gendai budo n’ont pas été conçus comme systèmes de combat ou de self-défense, mais en tant que des systèmes d’éducation, et que pour que cela puisse se faire, on a dû retirer beaucoup de l’efficacité et de la dangerosité des techniques originelles.

Ce que sont les budo aujourd’hui

La mutation des budo s’est poursuivie en fonction de certains paramètres comme leur plus ou moins large diffusion, en particulier hors du Japon, la présence, ou non, de compétitions, l’apparition de lignées initiées par des élèves de leurs fondateurs, etc.

Les traditionalistes accusent souvent les compétitions de mener les budo à leur perte, et quand on voit la pauvreté technique du judo d’aujourd’hui, et l’attitude souvent navrante des judoka sur le tatami, on ne peut que leur donner raison. Les compétitions favorisent effectivement un tout petit nombre de techniques qui marchent bien dans ce contexte, et beaucoup de judoka ne voient pas l’intérêt d’étudier les techniques plus anciennes qui seraient illégales en compétition. Je me rappelle, enfant, des cours et des compétitions de judo ; nous n’étudiions qu’une partie infime du catalogue technique qui était affiché sur les murs du dojo et le but ultime était toujours la médaille. Parfois, pourtant, notre professeur organisait des stages avec des professeurs hauts gradés qui montraient des techniques avancées et je me souviens encore que nous nous demandions bien pourquoi on nous apprenait des choses inutiles enseignées par des vieillards bedonnants avec des grades qui ne voulaient rien dire pour nous, puisqu’ils n’étaient plus synonymes de leur aptitude à battre les autres. Cette modification des techniques en fonction des règles n’est cependant pas nouvelle. Kano Jigoro a lui-même intégré à son judo des techniques de newaza (寝技, techniques au sol) qu’il jugeait pourtant dangereuses dans la rue, afin que ses judoka ne se fassent plus battre dans le cadre compétitif par des combattants issus d’autres écoles qui avaient jusque là tendance à prendre le dessus au sol.

La compétition n’est cependant pas qu’une influence négative. L’une des formes de zanshin (残心, littéralement « l’esprit qui demeure », et qui désigne une vigilance de tous le instants) les plus remarquables que l’on peut voir se situe dans l’attitude stoïque de deux kendoka pendant un match. Les règles du kendo veulent que les combattant ne relâchent jamais leur zanshin, et si l’un des deux est pris à manifester la moindre émotion, soit positive, soit négative, des pénalités s’ensuivent. A l’inverse, les judoka ne ratent jamais une occasion de manifester leur manque de zanshin au cours d’explosions de joies ou de frustration lors de compétitions similaires. La compétition peut donc soit renforcer un élément martial, soit l’amoindrir.

Plus une discipline se diffuse, plus elle change et se dilue. Effectivement, c’est à la base que cette expansion se fait et mathématiquement, la proportion de pratiquants par rapport au nombre de professeurs qualifiés finit forcément par diminuer. On finit même souvent par (mal) former des professeurs à tour de bras pour satisfaire la demande, quitte à causer une inflation de grades dan. C’est pourquoi beaucoup de koryu sont restés volontairement discrets et réduits, afin de ne pas avoir à réduire les standards, le désavantage de cette approche étant que beaucoup ont disparu faute de pratiquants pour passer le flambeau à la génération suivante. C’est pour cela que je pense personnellement que le tassement des effectifs en aikido n’est pas forcément une mauvaise chose pour la discipline, car les gens finiront par avoir à se regrouper et travailler ensemble s’ils veulent pouvoir continuer à pratiquer.

Ce que l’on peut espérer développer via les budo

On l’a vu, étudier un budo dans le but d’efficacité martiale, que ce soit sur le champ de bataille, comme dans la rue, est attendre des budo qu’ils soient ce qu’ils ne sont pas. On peut donc se poser la question d’à quoi bon étudier des disciplines comme le karaté, l’aikido, ou le judo. C’est justement ici que la do prend toute sa valeur : c’est le cheminement qui compte, pas le but. Une vie passée à étudier un ou plusieurs de ces gendai budo ne serait pas une vie gâchée.

Les techniques ne sont que la partie superficielle des budo, et bien que leurs enseignements émergent via le perfectionnement de ces techniques (mais pas seulement, car des notions comme l’étiquette et le zanshin sont tout aussi riches d’enseignement), ils sont beaucoup plus profonds et complexes. On apprend à interagir avec d’autres et à accepter un contexte et des consensus sociaux pour harmoniser les interactions, c’est le wa no budo (和の武道, budo d’harmonie). On apprend à se connaître, se contrôler, et se dépasser, c’est le ningen keisei(人間形成, la formation de l’humain). On apprend à se servir de son corps de façon optimum, à gérer l’espace, etc.

Le budoka apprend durant sa pratique assidue les valeurs morales de respect, humilité, pacifisme via le perfectionnement d’une chorégraphie martiale. Par conséquent, il est très important de comprendre que l’efficacité n’est pas l’objectif premier de l’étude d’un budo, tout comme toucher la cible n’est pas le but premier du kyudo. Même dans les koryu, personne ne songerait à critiquer une démonstration de hojutsu (砲術, l’art du maniement du fusil à poudre noire) pour leur côté peu pratique, il devrait en être de même pour tous les autres budo, fussent-il des arts à mains nues.

Pour conclure, je voudrais dire que les techniques enseignées dans les budo restent bien des techniques martiales et qu’elles conservent des degrés variables d’efficacité. Dans ma propre étude des techniques de Daito-ryu aiki-jujutsu, j’ai pu apprendre les formes originelles des techniques d’aikido que nous connaissons tous, et l’une des résultantes est une efficacité accrue. Pourtant, si l’on veut vraiment apprendre quelque chose de purement pratique, que ce soit une méthode de combat ou de self-défense, je suggérerais de se tourner vers les disciplines militaires ou policières modernes qui sont bien mieux conçues et adaptées à l’environnement actuel. Entre développement personnel et efficacité, on est libre de choisir où mettre le curseur, mais il faut toujours garder en tête que privilégier le second équivaut à nier la nature même de nos disciplines. Les budosont des paradoxes, ils sont arts de vies ancrés dans des techniques de mort. Plutôt que de se sentir complexé par cette apparente contradiction, on devrait l’embrasser, car c’est justement le fait que nous essayions de trouver un juste équilibre entre les deux qui fait de nous des budoka.

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